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La Collection de peintures de Louis XIVLes changements de dimensions des tableaux
de la collection du cabinet du Roi Louis XIV (1683-1709)Franciabigio, Portrait d’homme,
Huile sur peuplier,
Paris, musée du Louvre (INV. 517).
Lumière réfléchie ©C2RMF
En octobre 1913, l’historien d’art italien Gustave Frizzoni corrobore la critique d’André-Charles Coppier, peintre et écrivain d’art :
«
Ainsi, M. Coppier a très bien fait de signaler ces déplorables remaniements dans un des plus importants musées du monde, et il est à souhaiter vivement que la direction du Louvre, en tenant compte de ces observations, prenne à cœur la révision complète de tout ce qui a pu être altéré de cette manière et de rendre à ses toiles leurs justes proportions »[1].
L’auteur fait ici référence aux changements de dimensions de tableaux, réalisés par des peintres depuis leur création jusqu’au XIXe siècle, afin de répondre aux desiderata de leurs propriétaires. Ces modifications du format initial de l’œuvre – agrandissement, réduction ou changement de forme – peuvent intervenir à tout moment : pendant le temps de la création de l’œuvre, elles sont alors réalisées – ou du moins souhaitées – par l’artiste ; au cours de son parcours patrimonial, elles sont le fait alors de son propriétaire ou de son responsable juridique.
Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux changements de dimension des tableaux de la collection du Cabinet du Roi Louis XIV entre 1683 et 1709, dates auxquelles les inventaires des collections sont dressés par Charles Le Brun et Nicolas Bailly. Ces inventaires mentionnent le détail des œuvres composant la collection du Roi, accompagné des attributions et de leur format. Le travail de thèse d’Arnauld Brejon de Lavergnée sur l’Inventaire de Le Brun permet d’ajouter à ces informations la provenance, le lieu de conservation, et les dimensions actuelles des tableaux recensés[2].
L’interprétation des différences de dimensions d’un même tableau rapportées d’un inventaire à l’autre permet notamment de supposer un changement de format. Cependant, quantité de tableaux sont signalés « dans [leur] bordure dorée » dans chacun des deux inventaires. Restons donc prudents : d’autres explications à ces différences de format peuvent être avancées, comme la mesure du tableau avec ou sans son cadre, source d’erreurs dans l’appréciation des changements de dimensions.
Le Cabinet du RoiEn France, la désignation de « cabinet de tableaux » est créée par François Ier (1494-1547) au château de Fontainebleau[3]. Au XIXe siècle, Fernand Engerand rend compte de sa vocation « de réunir, dans un simple but de curiosité, des peintures indépendantes de la décoration générale des appartements, et exposées pour elles-mêmes »[4].
La collection du Cabinet du Roi qui compte deux cents peintures à l’avènement de Louis XIV, en rassemble près de deux mille cinq cents à sa mort[5]. Elle est le fruit de la combinaison d’héritages et de nouveaux achats, réalisés par des proches du roi comme le peintre Le Brun ou le ministre Colbert. Le goût personnel du roi ne peut ici être décelé, les tableaux étant parfois achetés par lots, lors de ventes publiques.
Dans un premier temps, Louis XIV fait installer cet ensemble composite au Louvre, dans les appartements du premier étage, aménagés par Le Vau. En 1665, la collection est déplacée à l’hôtel de Gramont, annexé au Louvre par Louis XIV. En 1667, elle est déplacée aux Tuileries, afin de faire place aux grands travaux du Louvre qui doivent en faire une maison royale digne de ce nom.
Cependant, dès l’année 1668, les dépenses des travaux de Versailles sont nettement supérieures à celles engagées pour les travaux du Louvre, dès lors relégué au second plan[6].
En 1673, la mention de paiements assignés à Le Brun est signalée «
pour le transport d’anciens tableaux du Cabinet du Roy de Paris audit chasteau de Versailles »[7] et pour avoir mis «
les dits tableaux en place »[8]. Le Mercure Galant précise «
Quoy que le Roy […] en ait déjà vingt-fix à Verfailles […] il en choifit encore quinze pour en orner les Appartemens, & donna ordre qu’on les y fift tranfporter de fon Cabinet du Louvre »[9].
Des tableaux sont également retirés des Tuileries pour orner d’autres demeures royales, dont le Trianon de marbre. En 1695, une quinzaine de tableaux du Cabinet de Paris y sont déplacés[10].
La considération de la peinture de chevalet sous l’Ancien RégimeAvant la création des institutions muséales à la fin du XVIIIe siècle, les tableaux sont souvent considérés comme des objets mobiliers. Dès 1899, Fernand Engerand dresse le constat suivant :
«
Autrefois, on ne portait pas aux peintures anciennes le respect quasi religieux dont nous les entourons aujourd’hui ; on ne les considérait point comme des choses presque sacrées, mais simplement comme une partie du mobilier, et à ce titre, elles subissaient les vicissitudes ordinaires des meubles meublants […] Et, comme on ne voyait en eux que de simples objets de décoration, on les allongeait ou on les diminuait, suivant les nécessités de l’emplacement qu’ils devaient occuper »[11].
Les tableaux du Cabinet du Roi sont alors la propriété de la Couronne, déplacés d’un lieu à l’autre afin de répondre aux changements de goût du souverain. On procède à un accrochage d’été et à un accrochage d’hiver. En tant qu’objet de décoration, le tableau est adapté à l’emplacement qui lui est destiné ; il possède une valeur d’usage. Il sert le prestige du roi, vantant ses qualités lorsque ce dernier en est le commanditaire, vantant sa puissance à travers ses collections dont le rayonnement dépasse les frontières. Ces déplacements conduisent les contemporains à adapter le format de ces œuvres à l’emplacement qui leur sont destinés. En décembre 1681, le Mercure Galant atteste de l’importance du rôle de Le Brun en tant que superviseur des restaurations de la collection de tableaux du Cabinet du Roi :
«
Il ne faut pas s’étonner fi tout eftoit en fi bon eftat, malgré le nombre des ans, & l’humidité qui ruine ces fortes d’ouvrages. Mr le Brun façait la manière de les conferver, & ne commet pour cela que d’habiles gens »[12].
Les Comptes des bâtiments du roi rendent compte du travail des praticiens. Il y est fait état de plusieurs paiements accompagnés d’une notice composée du nom du destinataire, de sa fonction, et du travail réalisé : «
le 4 décembre de l’année 1701 : Au sieur Vernansal, peintre, pour les tableaux qu’il a agrandis, pour l’apartement du Roy à Versailles »[13].
Le brevet explicatif des fonctions de Bailly, apposé en tête de son inventaire de 1709-1710, stipule que ce dernier «
donnera soigneusement avis au sieur Stiémart, chargé du nétoiement desdits tableaux, de ceux qui se pourroient gâter, ou qui seroient mal entretenus »[14].
Les interventions permettant la réalisation des changements de dimensionsLa désignation de changements de dimensions concerne les agrandissements et les réductions. Les agrandissements sont majoritaires dans l’Inventaire de Le Brun. Plusieurs indices permettent de les discerner à l’œil nu : l’emplacement de coutures, une trame de toile différente entre les lés sur les bords et celle au centre de la composition, un détail anormal dans l’image comme la disparition d’un motif, qui se retrouve caché sous la couture.
Les tableaux de la collection du Cabinet du Roi sont majoritairement peints sur toile. Plus légère que le bois, plus facilement transportable, mais également moins coûteuse, la toile apparaît comme support autonome au milieu du XVe siècle et devient le support privilégié des peintres au XVIIe siècle. La nature des toiles n’est pas précisée dans les inventaires, mais le lin et le chanvre sont, de façon générale, les textiles les plus utilisés jusqu’au XIXe siècle. Les supports toile des tableaux des inventaires se présentent tendus sur un châssis. Un compte rendu du 1er août 1698 fait état d’une vaste campagne de rentoilage sur vingt-deux tableaux « du Roy ausquels il faut faire des châssis neufs et mettre des toiles neuves derrière pour leur conservation »[15]. Parmi ces vingt-deux tableaux consignés dans l’Inventaire de Le Brun, dix font l’objet d’un changement de format. En effet, le châssis est adapté aux nouvelles dimensions du tableau.
Les agrandissementsL’agrandissement peut être défini comme «
une adjonction autour de l’original, qui ne masque pas celui-ci »[1]. La toile étant un bien précieux aux XVIIe et XVIIIe siècles, les peintres réutilisent des lès, parfois déjà peints. Dans un second temps, l’adjonction est raccordée picturalement à la peinture originale. Pour réaliser ces retouches et repeints, les peintres-restaurateurs utilisent de la peinture à l’huile.
Plusieurs procédés permettent un ajout. La couture à surjet est «
réalisée avec un fil chevauchant les bords des morceaux de tissu superposés, avant que ceux-ci ne soient juxtaposés, en général à leur lisière, puis ouverte »[16]. Cette couture, très solide, résiste seule à la tension exercée par la toile montée sur son châssis. Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, peint vers 1642 par Claude Gellée, dit Claude Lorrain (1602-1682) est agrandi selon ce procédé. L’œuvre, peinte à l’huile sur toile, mesure aujourd’hui 1,19 x 1,68 m (INV. 4716, Musée du Louvre, Paris).
En 1966, le restaurateur de peinture Jean-Gabriel Goulinat se sert de cette information pour dater l’agrandissement qu’il observe au revers de la toile[23]. Les deux bandes d’agrandissement, «
mesurant 11 cm à senestre et 9 cm à dextre »[24] sont ajoutées par une couture à surjet, concomitante de la perte d’une partie de la toile d’origine, comme en témoigne la tête quasiment disparue d’un personnage. La toile utilisée pour réaliser l’agrandissement est une toile récupérée d’un autre tableau :
En 1683, ses dimensions sont de 1,16 x 1,48 m[17]. Selon Paillet, le tableau a été «
agrandi en 1695 pour servir à Trianon »[18], afin de s’inscrire dans une décoration[19]. Il est signalé dans la chambre du Roi à Trianon en 1696[20].
L’œuvre est déplacée en 1706 dans la chambre du Grand Dauphin Louis de France, toujours à Trianon[21]. En 1709, Bailly le signale «
élargi de 7 pouces »[22], ce qui correspond à une vingtaine de centimètres.
«
à dextre et senestre, les bandes d’adjonctions, allégées de leur vernis, sont apparues couvertes d’une couche de couleur et d’un dessin, sans rapport de matière et de qualité de coloration avec le reste du tableau »[25].
Un agrandissement peut également être réalisé par rentoilage, procédé apparu en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle[26]. Le rentoilage «
consiste à apposer une toile neuve au revers de la toile originale à l’aide d’un adhésif. La toile neuve consolide la toile ancienne affaiblie, déchirée ou trouée ; l’adhésif pénètre à travers la toile ancienne et rétablit l’adhérence de la couche picturale à son support d’origine ; enfin, les déformations du textile […] et de la couche picturale […] sont résorbées »[27].
Pour agrandir un tableau, il suffit alors de prévoir une toile de rentoilage aux dimensions plus larges que la toile d’origine. Le peintre-restaurateur mastique ensuite les agrandissements jusqu’à combler la différence d’épaisseur entre la couche picturale d’origine et la toile de rentoilage. Les ajouts sont repeints pour poursuivre la composition originale. La Diseuse de bonne aventure (INV. 55, musée du Louvre, Paris), peint vers 1595-1598 par Michelangelo Merisi, dit Caravage (1571-1610), a été agrandi au moins deux fois, dont une par l’utilisation de ce procédé. L’œuvre mesure aujourd’hui 0,99 x 1,31 m.
Ce tableau a été offert à Louis XIV par le Prince Camillo Doria Pamphili en 1665. Paul Fréart de Chantelou décrit l’arrivée de l’œuvre à Paris :
«
Il a continué l’après-dînée de travailler au petit Christ, pendant quoi ont été apportées deux caisses, dans lesquelles étaient les tableaux du prince Pamphili […] Quand la première caisse a été défaite, l’on a vu qu’il était entré de l’eau dedans, de sorte que les tableaux étaient tous mouillés et moisis, savoir : la Cingara de Michel-Ange de Caravage, à demi-corps, avec un jeune homme à qui elle dit la bonne aventure […] »[28].
Il semble que le cadrage est alors serré, le haut des têtes des personnages touchant pratiquement le bord supérieur[29]. Suite à cet accident, le tableau est restauré par le peintre Jean Michelin[30]. L’agrandissement parait avoir été ajouté à cette occasion, soit pour intégrer l’œuvre dans un emplacement préexistant, soit pour aérer la composition. En 1683, selon l’inventaire de Le Brun, le tableau mesure 0,92 x 1,29 m. Paillet mentionne quant à lui qu’il est conservé à Versailles et qu’il aurait été «
abaissé et élargi en 1695 »[31]. En 1710, Bailly le signale dans le Cabinet des tableaux de Versailles, « remployé de 2 pouces [5,4 cm] sur sa hauteur et élargi de 9 pouces [24,3 cm]»[32].
L’agrandissement est matérialisé par l’ajout d’une large bande d’environ 10 cm, cousue dans la partie supérieure de la toile. Cette intervention a conduit le restaurateur à repeindre pratiquement en totalité la plume du chapeau du jeune homme, et à en changer l’inclinaison, afin de combler l’espace nouvellement créé[33].
Lors d’une seconde intervention, le support a été agrandi entre deux et quatre centimètres sur ses quatre côtés par un rentoilage[34].
Caravage, La Diseuse de bonne aventure, vers 1595-1598,
huile sur toile, Paris, musée du Louvre (INV 55).
Avant intervention, lumière réfléchie ©C2RMF
Les changements de format sont également à considérer pour d’autres natures de support. Si la toile est largement majoritaire, parmi les cent-cinq tableaux qui ont subi des changements de dimensions, treize sont signalés par Le Brun et Bailly comme peints sur panneau de bois. Le panneau est alors agrandi par la pose de baguettes, ou par l’ajout de planches de bois. Celles-ci sont travaillées afin qu’elles s’adaptent au mieux au panneau. Elles sont ensuite collées ou clouées au support original. Paysage avec un ermite (INV. 211, musée du Louvre, Paris), peint par le Dominiquin (1581-1641) vers 1605, est agrandi sur ce modèle.
Cette huile sur bois mesure aujourd’hui 0,30 x 0,37 m. Acquis par Louis XIV en 1671, il est attribué à Annibal Carrache dans l’Inventaire de Le Brun[35].
Elisabeth Ravaud, ingénieur d’étude au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), a rédigé un rapport de laboratoire faisant état d’un support original constitué d’une seule planche[36]. Trois des quatre bords de l’œuvre sont agrandis par des baguettes de 6 à 7 mm, maintenues par des clous enfoncés dans la tranche, et dont les joints sont mastiqués. Le quatrième bord est agrandi par l’adjonction d’une planche[37].
Le Dominiquin, Paysage avec un ermite, vers 1605-1606,
Huile sur bois, Paris, musée du Louvre (INV. 211)
© Musée du Louvre/ A. Dequier – M. Bard
Les réductionsLes réductions de format sont moins nombreuses dans les inventaires des tableaux du Roi. Ces derniers font état de «
remplois », ou de tableaux «
raccourcis » lorsqu’ils ont été réduits dans la longueur, et de «
rétrécis » lorsqu’ils l’ont été dans la largeur.
La pose d’un encadrement débordant crée visuellement une réduction ou un changement de format, sans modifier la matérialité de l’œuvre. Souvent utilisé aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce procédé crée parfois des confusions dans les dimensions prises sans dépose du cadre. Le Repos de la Sainte Famille pendant la Fuite en Egypte, peint par Gentileschi (1562-1639) vers 1628 (INV. 340, musée du Louvre, Paris), est ainsi décrit, en 1710, comme ayant été « réduit en forme ovale »[38]. Cependant, il présente aujourd’hui un format rectangulaire et l’examen visuel prouve qu’il n’a subi aucune trace de modification.
Gentileschi, Le Repos de la Sainte Famille pendant la fuite en Egypte, 1628,
Huile sur toile, Paris, musée du Louvre (INV. 340)
© RMN / René-Gabriel Ojéda
Une seconde option revient à modifier la taille du support. La nature souple, légère et fine d’une toile le rend aisément modifiable. Il sera alors coupé ou plié. L’interruption d’un motif ou le caractère effiloché d’un bord de toile irrégulier induisent l’identification d’une réduction de format. Dans de rares cas, l’agrandissement d’un tableau peut être mis en corrélation avec la réduction d’un autre tableau. L’étude des radiographies, révélant des compositions sous-jacentes, permet alors d’identifier des lés de toiles provenant d’autres compositions.
Le repli de la toile est une autre option. Une partie de la toile peinte est alors rabattue derrière le châssis, et permet dans le futur un possible rétablissement des proportions initiales.
Enfin, concernant les supports bois, la découpe du panneau est la seule option. Effectuée par sciage, ou rabotage, elle entraîne la perte définitive d’une partie du support et de la couche picturale.
L’avenir des changements de dimensionsUn peu plus de trois cent ans nous séparent aujourd’hui des changements de dimensions observés à partir des inventaires de Le Brun et de Bailly. Le rétablissement des formats originaux permet de s’interroger sur la valeur du traitement patrimonial des œuvres. En effet, la question matérielle n’est pas ici au centre des débats. Pour redonner ses dimensions d’origine à un tableau, plusieurs options se présentent.
Si l’œuvre a été agrandie, il s’agit de défaire les bandes ajoutées, en les décousant de la toile, ou en les décrochant du bois. Les agrandissements peuvent également être coupés.
Si l’œuvre a subi une réduction, et que les bords sont rabattus derrière le châssis, une remise en tension permettra de rétablir l’œuvre dans son format.
Si l’œuvre a été coupée, la réalisation d’un agrandissement et de repeints sur les bords ajoutés est envisageable à condition que le restaurateur s’appuie sur une documentation précise.
Toutefois, un retour aux dimensions est-il souhaitable ? Fait-il sens au regard de l’histoire matérielle de l’œuvre ? Prenons ici l’exemple de L’Union du Dessin et de la Couleur, peint par Guido Reni (1575-1642) vers 1620-1625 (INV. 534, musée du Louvre, Paris) qui nourrit le débat en 1992.
Guido Reni, L’Union du Dessin et de la Couleur, vers 1620-1625,
huile sur toile, Paris, musée du Louvre (INV. 534)
© Musée du Louvre/ A. Dequier – M. Bard
Guido Reni, L’Union du Dessin et de la Couleur, vers 1620-1625,
huile sur toile, Paris, musée du Louvre (INV. 534).
Avant intervention, lumière de fluorescence d’ultra-violets
© C2RMF
D’après les connaissances actuelles, le tableau possède à l’origine un format quasi carré. Les inventaires de 1683 et de 1709 le signalent pourtant d’un format circulaire : «
il étoit de forme quarrée, il a été réhaussé de 14 pouces et élargi de 12 […] ; de forme ronde », soit un agrandissement de 38 cm en hauteur et de 32,5 cm de largeur[39].
Le 20 mai 1992, une commission de restauration se réunit au Louvre afin de décider de l’avenir de ces agrandissements. Les partisans de la dérestauration, parmi lesquels Jean-Pierre Cuzin, alors conservateur en chef du département des peintures du musée du Louvre, prônent le «
respect [de] la volonté d’un artiste qui a voulu un tel format pour des raisons bien précises » [40]. De plus, on peut argumenter que les agrandissements sont parfois la cause de dommages matériel. Les coutures créent des surépaisseurs, source de tension dans la couche picturale. Lorsqu’elles se décousent, elles provoquent un manque de tension du support conduisant à d’éventuelles pertes de matière dans la couche picturale. Quant aux supports bois, les agrandissements bloquent le jeu du bois et causent des fissures dans le support original. Ainsi,
«
ces transformations ou apports divers sont parfois la cause d’altérations spécifiques […] qui modifient l’équilibre structurel, agrandissement ou cloutage par la face qui altèrent la planéité ou l’image. Lorsqu’ils sont réversibles et facteurs d’altération, la question de maintenir le tableau dans son état modifié pour conserver un élément de son histoire est en général résolue par la constitution d’une documentation »[41].
Pour des raisons de conservation, la transformation peut être supprimée et documentée afin d’en conserver la trace écrite dans un dossier de restauration qui sera archivé. Toutefois, prétendre respecter la volonté de l’artiste ne sous-entend-il pas la possibilité d’un retour de l’œuvre à un état primitif ?
Non seulement cet état peut n’avoir jamais existé, mais n’est-il pas «
illusoire de vouloir revenir aux dimensions originales, puisqu’on ne connaît pas les dimensions du tableau quand il est sorti de l’atelier de Guido Reni »[42] ?
C’est en ces termes qu’en 1992, Jacques Foucart, conservateur des Musées nationaux, combat les arguments de Jean-Pierre Cuzin. De plus, le vieillissement des matériaux, les transformations apportées au cours du temps ne participent-elles pas à l’histoire de l’œuvre ?
«
L’enlèvement […] même s’il résulte aussi d’un acte et s’insère également dans l’histoire, détruit en fait un document et n’apporte pas d’informations sur lui-même »[43]. Certains iront jusqu’à écrire qu’il ne faut «
jamais supprimer une restauration ancienne par principe, dans le cas où elle peut s’intégrer – mais cela les restaurateurs le savent bien. Respecter la création, ce peut être aussi respecter les restaurateurs précédents, à un ou deux siècles de distance, et admirer leur travail »[44].
Retirer une restauration revient dès lors à faire primer une valeur, celle accordée au temps de la création, conditionnée par l’état des connaissances à un moment donné, sur celle accordée au parcours patrimonial de l’objet. Comme le précise le restaurateur Salvador Munoz Vinas, la restauration se limite à un choix, «
les restaurateurs [nous préférons parler de Commission de restauration] décident quelle lisibilité va prévaloir sur toutes les autres possibles […] souvent au prix d’une exclusion définitive de ces autres possibilités »[45].
Aujourd’hui, au regard de ces arguments, la solution prônée est le compromis. La mise en place d’un cadre recouvre les ajouts, redonnant un format supposé original, tout en conservant les apports matériels du passé. C’est ainsi que se sont soldés des débats vieux de quarante ans sur le Portrait d’homme (INV. 517, musée du Louvre, Paris), de Franciabigio (1482-1525).
En 1938, 1949 et 1967, les commissions consultatives de restauration souhaitent la suppression des agrandissements du support bois. En effet, le vieillissement des ajouts en périphérie provoque un fort contraste avec le centre du panneau, partie originale de l’œuvre. Les planches ajoutées se désolidarisent du support central, les repeints débordent sur la couche picturale et se sont assombris. Enfin, la présence d’un vernis oxydé sur l’ensemble du tableau provoque un voile jaunâtre. Toutefois, aucune restauration fondamentale n’est entreprise avant 1978. A cette date, la commission de restauration décide finalement de conserver les agrandissements : «
seule la couche picturale a été nettoyée : le vernis qui uniformisait repeint et original a été allégé au centre, la partie des repeints du XVIIIe siècle qui débordait sur l’original a été enlevée »[46]. Les agrandissements, conservés « par respect du passé »[47], sont cachés par un cadre « qui rendra optiquement à l’œuvre du XVIe siècle ses dimensions originales »[48].
La prise en compte des effets du temps sur l’œuvre a aujourd’hui pris le pas sur les autres arguments et est mise en avant dans la Charte de Cracovie de 2000 qui guide les choix en matière de préservation du patrimoine :
«
La restauration est une opération qui porte sur un bien patrimonial, en vue de la conservation de son authenticité et de son appropriation par la communauté […] L’authenticité signifie la somme des caractéristiques substantielles, certifiées d’un point de vue historique, depuis l’état originel jusqu’à la situation actuelle, qui est le résultat des diverses transformations survenues au cours du temps »[49].
Les changements de dimensions apparaissent dès lors comme une étape dans la vie de l’œuvre. Toutefois, ils restent hautement représentatifs de la façon dont les tableaux sont appréciés aux XVIIe et XVIIIe siècles, des objets d’art décoratifs, répondant aux changements de goût et d’aménagement de leurs propriétaires. L’étude de ces transformations permet également de comprendre la conception de la restauration de l’époque le plus souvent réalisée par des peintres qui s’octroyaient la liberté de remanier certaines parties du tableau. On pourra dès lors inverser le propos de Jean-Pierre Mohen, à savoir que l’histoire de l’œuvre est aussi l’histoire de la restauration[50].
Pauline Nitot
Lien :
http://grham.hypotheses.org/3773[1] Gustave FRIZZONI, « Nos Chefs-d’œuvre maquillé », Les Arts : revue mensuelle des musées, collections, expositions, Paris, Goupil & Cie, n° 135, mars 1913, p. 31
[2] Arnauld BREJON DE LAVERGNEE, L’inventaire Le Brun de 1683. La collection des tableaux de Louis XIV, Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1987
[3] Fernand ENGERAND, Inventaire des Tableaux du Roy, rédigé en 1709 et 1710 par Nicolas Bailly, Paris : Edition Leroy, 1899, p. III
[4] Fernand ENGERAND, ibid.
[5] Fernand ENGERAND, ibid., p. IV
[6] Marianne COJANNOT LEBLANC, Cours dispensé sur Les maisons royales en France au XVIIe siècle, Université de Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense, 2013
[7] Paris BN, Département des Manuscrits, Mélanges Colbert 292, France°43 v°, fin 1673. Cité par A. Brejon de Lavergnée, op. cit., p. 28
[8] Ibid.
[9] Mercure Galant, Paris, décembre 1681, p. 247-248
[10] Antoine SCHNAPPER, Tableaux pour le Trianon de marbre, 1688-1714, Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 2010 p. 30
[11] Fernand ENGERAND, 1899, p. XVIII-XIX
[12] Mercure Galant, décembre 1681, Paris, p. 247
[13] Jules GUIFFREY, Comptes des Bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV, Tome Quatrième, Paris : Imprimerie Nationale, 1696-1705, p. 827
[14] Fernand ENGERAND, op. cit., p. X
[15] Archives nationales, O1 1966
[16] Ségolène BERGEON LANGLE, Pierre CURIE, Peinture & dessin, vocabulaire typologique et technique, Tome I, Paris : Editions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, « COUTURE A SURJET », 2009, p. 516
[17] Arnauld BREJON DE LAVERGNEE, op. cit., p. 398 (L.B. 404)
[18] Fernand ENGERAND, op. cit., p. 357
[19] Jean-Gabriel GOULINAT, Rapport d’intervention, 17 mars 1966-4 février 1967, C2RMF / N° F2744 / cote P541c
[20] Fernand ENGERAND, op. cit., p. 357
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Jean-Gabriel GOULINAT, Rapport d’intervention, 17 mars 1966-4 février 1967, C2RMF / N° F2744 / cote P541c
[24] Ibid.
[25] Jean-Gabriel GOULINAT, 1967
[26] Michel LACLOTTE, Jean-Pierre CUZIN, « Restauration », 1997, p. 772
[27] Ségolène BERGEON, Science et Patience ou la Restauration des peintures, Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1990, p. 45
[28] Paul FREART DE CHANTELOU, Journal de voyage du cavalier Bernin en France, Paris, Macula, L’insulaire, 2001, p. 207
[29] Jean-Pierre CUZIN, La diseuse de bonne aventure de Caravage, Paris : Editions des musées nationaux, 1977, p. 5
[30] Paul FREART DE CHANTELOU, op. cit., p. 221
[31] Fernand ENGERAND, op. cit., p. 194
[32] Ibid.
[33] Stéphane LOIRE, Peintures italiennes du XVIIe siècle du musée du Louvre, Paris : Editions Gallimard / Musée du Louvre Editions, 2006, p. 69
[34] Jean-Pierre CUZIN, op. cit., p.53
[35] Arnauld BREJON DE LAVERGNEE, op. cit, p. 296
[36] Elisabeth RAVAUD, Rapport de laboratoire, 14 juin 1995, ©C2RMF / N° F12290 / cote 3604
[37] Ibid.
[38] Fernand ENGERAND, op. cit., p. 212
[39] Fernand ENGERAND, op. cit., p. 154
[40] Commission de restauration du 20 mai 1992, Dossier P6992, p. 67-68
[41] Claire BERGEAUD, Jean-François HULOT, Alain ROCHE, La dégradation des peintures sur toile. Méthode d’examen des altérations, Paris : Ecole nationale du patrimoine, coll. Les précis de l’école nationale du patrimoine, 1997, p. 106
[42] Commission de restauration du 20 mai 1992, Dossier P6992, p. 67-68
[43] Cesare BRANDI, op. cit., p. 31
[44] FAVRE FELIX Marie, « Un débat, au Louvre », Nuances, Revue en ligne, ARIPA, 2003, n° 31, p. 3
[45] MUNOS VINAS Salvador, Contemporary Theory of Conservation, Oxford, Elsevier, 2005, p. 100, cité par FAVRE-FELIX Michel, « Ambiguités, erreurs et conséquences : « Rendre l’œuvre visible » », CeROart, Revue électronique, n°3, paragraphe 25, 2009
[46] Ségolène BERGEON, Restauration des peintures [exposition, Paris, Musée national du Louvre, 30 mai- 1er décembre], Collection : Dossiers du Département des peintures / Musée du Louvre, Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1980, p. 50
[47] Commission de restauration, 1978
[48] Ibid.
[49] Charte de Cracovie, 2000
[50] Jean-Pierre MOHEN « L’histoire de la conservation et de la restauration est aussi l’histoire de l’œuvre », Paris : Laboratoire de recherches des musées de France, Techné, 2004, p. 19